Si
j'insiste ainsi sur l'agriculture et la gestion de l'eau, c'est que
nous avons été choqués par le spectacle de désolation
que nous a offert la côte au Nord d'Alicante, où nous
nous sommes rendus en empruntant le topo local, petit train aux rames
souvent taggées ou
peintes avec originalité.
Les
villes fantômes en cette période hivernale élevaient leurs blocs d'immeubles
déserts et des étendues de villas secondaires aux volets fermés dans
un paysage dévasté. Bien sûr,
ce n'est pas en trois jours que l'on cerne une région
ni la politique d'un pays, mais je suis revenue
à la maison en me posant plein de questions auxquelles je tente
de trouver quelques réponses. - Photo
ci-dessus : Le tramway qui relie les villes côtières d'Alicante à Denia
-
C'est
au cours de la visite du musée
de l'eau M2A, effectuée le premier jour,
que nous avons été alertés d'un phénomène
absurde, paraissant sorti tout droit de l'imagination fertile de Kafka,
une fuite en avant irrépressible
qui a débuté au XIXe s.C'était
une époque interventionniste, dont l'esprit semble avoir sévi
un peu partout en Europe, il n'en faut
pour preuve que l'exemple des Landes, jugées par les technocrates "désertiques,
insalubres, aux habitants arriérés", et que l'Etat
n'a eu de cesse de transformer pour en faire une région économiquement "utile
et exploitable".
Le raisonnement de l'Etat espagnol semblait similaire à l'égard
de la région d'Alicante, dont l'activité a été propulsée
en avant par la mise en oeuvre de travaux herculéens décrits
dans ce musée. - Photo de gauche
: Un très vieil arbre (olivier ?) mort et déraciné -
La
question centrale était évidemment celle de l'eau, comme
elle l'a toujours
été ici depuis des siècles, ainsi que nous
l'avons
vu pour les époques d'occupation romaine et musulmane. Le
nouveau facteur qui est intervenu, c'est, je crois, le cercle vicieux
qui a
été engendré
par l'idée chimérique que cette ressource était
inépuisable, qu'elle
pouvait être utilisée sans compter, qu'il était
possible d'accroître
indéfiniment l'activité économique, sans égard
pour sa plus ou moins grande exigence en eau, que la population pouvait
se multiplier
à loisir sur ce lieu même pourtant doté depuis tout
temps d'un climat semi-désertique. En ce qui concerne les animaux,
et plus encore les plantes, leur multiplication
est
conditionnée
par la disponibilité
des ressources,
et
un équilibre se produit, vaille que vaille, de façon à ce
qu'une prolifération anarchique ne puisse perdurer et s'interrompe
spontanément,
faute d'énergie disponible dans l'environnement.
Pendant longtemps,
notre croissance démographique s'est effectuée en
fonction de contraintes similaires. Le problème, c'est que
nous avons entrepris de maîtriser
les ressources, d'abord en inventant l'agriculture et l'élevage,
puis en allant chercher toujours plus loin ce qui nous manquait. Ainsi,
alors que les conditions locales normales n'auraient pas dû nous
permettre de
subsister en grand nombre, nous avons faussé le mécanisme
de régulation
de la population. Cette
aptitude, que l'on pourrait qualifier à première
vue d'intelligente, a causé un effet
pervers, en créant un déséquilibre structurel
qui ne cesse de s'accroître. Nous nous illusionnons à l'égard
des ressources naturelles selon un processus similaire à celui
de l'abus de crédit à la consommation qui conduit
à
la faillite le mauvais gestionnaire de ses deniers.
Elle
est la source
des problèmes environnementaux et sociaux qui surgissent sur
la Terre entière, car
nos moyens
puissants nous
permettent
d'aller chercher très loin les ressources nécessaires
au maintien ou à l'accroissement de notre train de vie,
quitte à en priver
des populations sans défenses.
Nous voyons sur le tableau ci-contre l'évolution démographique de la province d'Alicante, qui a quintuplé en 150 ans avec une importante attraction de population extérieure depuis une quarantaine d'années, qui accroît son poids relatif par rapport à la population espagnole globale. La population de la ville d'Alicante seule a été multipliée en 110 ans par 6,7. Elle a doublé de 1900 à 1950, passant de 50 000 à 100 000 habitants, sa croissance s'infléchissant fortement à la hausse à partir de 1960 pour atteindre en 2009 selon le site officiel de la ville 284 305 Espagnols et 51 616 étrangers, soit 335 921 habitants. Il n'est pas étonnant dans ce cas de sentir dans l'architecture tristement fonctionnelle et l'absence manifeste d'aménagement urbain un essor débridé et incontrôlé, avec un foisonnement de hauts immeubles très concentrés sur la plaine coincée entre les montagnes environnantes.
Cette
évolution a été à la fois induite et subie
par l'administration chargée
de gérer la ressource en eau. Pendant longtemps,
l'approvisionnement s'est effectué à partir des eaux souterraines
stockées dans
les anfractuosités des massifs calcaires environnants, en provenance
de Sax et Villena.
Les
principaux aquifères se trouvent dans
le secteur méridional
de la province et les secteurs côtiers : vallée du Segura,
Campo de Elche, Torrevieja, San Juan, El Campello, Denia et Benidorm.
Une
impulsion a été donnée à la région
par la commande à une société
belge de procéder à la construction du Canal
du Cid. Inauguré en 1898, il est alors capable de fournir 10
000 mètres
cubes par jour, bien au-delà des 4 000
mètres cubes par jour qui étaient nécessaires
dans le cahier des charges de la concession. Déjà à l’époque
on constatait l’existence de 20 syphons, 60 ouvrages de fuite,
21 ponts et 7 tunnels. Il captait l’eau de 7 puits situés
aux Prados de Remigio et la livrait au Cerro de los Angeles (Altozano)
où se trouvaient deux dépôts de 4 000 mètres
cubes chacun. Aujourd’hui, la conduite d’origine a été dédoublée
et nombre de tronçons ont été rénovés.
Le matériel employé actuellement est du polyester renforcé de
fibres de verre. Sa longueur
totale, y compris ses ramifications vers les différents captages
ou puits, excède les 175 kilomètres. -
Photo ci-dessus : Un amandier mort
-
A
la fin des années 50, la demande croissante
obligea la municipalité d’Alicante à s’intégrer à la
Confédération des Canaux du Talbilla, organisme dépendant
du Ministère
des travaux publics, créé en 1927 pour l’approvisionnement
de Carthagène et de sa base navale. Cette solution fut rapidement
approuvée pour subvenir à l’approvisionnement du sud-est
espagnol. La rivière Talbilla, affluent à l’amont du
fleuve Segura et principale ressource de l’organisme cité précédemment,
fournit de l’eau pour la première fois à la ville d’Alicante
en octobre 1958, ce qui permit le développement urbain ultérieur
de la Playa de San Juan, à partir de 1961. -
Photo de droite : L'hôtel de ville d'Alicante -
Au
début des années
60, les volumes dérivés de la rivière Talbilla étaient
déjà insuffisants pour supporter la demande croissante
générée
par le développement socio-économique qui s’était
produit dans les lieux approvisionnés ; l’augmentation notable
du niveau de vie et l’éclosion spectaculaire du tourisme
déséquilibrèrent
encore plus la balance des ressources et des besoins ; le nombre de municipalités
approvisionnées s’élevait à 55 en 1970. Tout
ceci rendit nécessaire l’incorporation provisoire de flux
de la rivière Segura. Cependant,
elle pâtit bientôt à son tour d'un fort déficit
hydraulique et souffrit de graves problèmes de surexploitation
de ses nappes aquifères.
La
solution définitive
fut apportée
par une décision politique à la portée et la répercussion
extraordinaire pour le sud-est espagnol : un canal reliant le Tage au
Segura. En 1971, fut approuvée la réalisation de nouveaux
canaux principaux, d’usines d’eau potable, de grandes stations
de pompage et de dépôts, pour favoriser l’intégration
de nouvelles municipalités. - Photo de droite
: Canalisation d'irrigation -
La structure principale du transfert
est l'aqueduc Tage-Segura qui relie le barrage réservoir de Bolargue,
sur le Tage, à celui de Talave sur le fleuve Mundo, affluent du
Segura, au moyen d'une conduite de 242 km de long. La régulation
générale
du flux est garantie en amont de Bolargue au moyen des barrages géants
de Entrepeñas et de Buendia. Le but du transfert est
de faire passer les excédents de la source du Tage au bassin du
Segura, à partir
duquel ils sont distribués à une vaste zone des provinces
de Murcia, Alicante et Almeria pour subvenir aux besoins en approvisionnement
et irrigation. En
1978, le transfert Tage-Segura grâce
au nouveau canal d’Alicante commença à apporter
un flux d’eau complémentaire à la ville. Durant
plus d’une décade, les ressources et infrastructures couvrirent
les demandes effectives de la population et les plans de développement
de la province. Elles assurèrent notamment l'irrigation
des zones agricoles à cultures à haute rentabilité situées
le long des deux tronçons, le premier à destination d'Alicante
et Campo de Cartagena, et le second à l'ouest vers Almería.
Elles furent cependant insuffisantes pour assurer le remplissage des grands
canaux d'irrigation
de la Huerta (vergers) de Murcia. - Photo de gauche
: Un verger en terrasses abandonné et vendu aux promoteurs immobiliers -
A la fin du siècle recommença une période
déficitaire. Tandis que la capacité de transport et de
traitement continuait de dépasser largement les demandes réelles
grâce aux
agrandissements continus qui étaient réalisés, les ressources
disponibles s’épuisaient à tel point que la Confédération
fut de nouveau confrontée à des problèmes de dotation
qui requéraient l’assignation de ressources additionnelles.
Il fallut faire appel aux nouvelles technologies qui s'étaient élaborées
entre temps : des usines
de dessalement de l'eau de mer par le procédé de
l'osmose inverse, qui consiste à forcer, grâce à l'augmentation
de la pression, le
passage de l'eau de mer à travers une série
de membranes semi-perméables,
pour obtenir une eau à la concentration saline bien inférieure à la
solution d'origine. La production est réservée à la
consommation humaine. J'ai goûté
l'eau du robinet à Alicante : elle a un goût épouvantable.
Il est probable que
toutes
les
personnes
qui
en ont
les
moyens
préfèrent
acheter de l'eau de source en bouteille... - Photo
de droite : Ferme abandonnée -
Les
constructions se poursuivent à Alicante et dans les villes côtières.
Nous nous promenons dans des lieux déserts, totalement
artificiels, où la majorité des appartements et villas
est la propriété
de non résidents. Bars et restaurants sont fermés, certains
endroits semblent sinistrés : les immeubles se dressent au milieu
d'un no man's land, aucun aménagement urbain vient en adoucir
l'artificialité. Nous
voyons les vestiges de fermes et d'exploitations agricoles abandonnées,
de vergers en terrasses aux arbres réduits à l'état de squelettes desséchés,
de canaux d'irrigation rendus inutiles. Quelques amandiers en fleurs
subsistent,
près
d'un bosquet de pins. Partout ailleurs, c'est la garrigue incolore,
qui
laisse apparaître
comme une lèpre la
terre caillouteuse dénudée. - Photo
de gauche : Des arbres conservés seulement dans l'enceinte des murs
d'une propriété privée au pied de la tour -
Comme
dans tout le pourtour méditerranéen, la sécheresse
dominante n'est pas exempte d'épisodes de précipitations
diluviennes d'une
brutalité inouïe.
Les inondations ne sont pas rares, causes jusqu'à une date
récente
de nombreux morts. Les
promoteurs du musée de l'eau s'enorgueillissent
de la construction
récente
d'un
bassin de rétention dans la ville d'Alicante, qui retient
l'afflux d'eau et l'empêche
de bloquer le fonctionnement des stations d'épuration. En
outre, de grands travaux ont été entrepris pour canaliser
les crues du fleuve Segura : réhaussement
des barrages existants, construction de nouvelles retenues et canalisation
de plusieurs tronçons. Ainsi, de nouveaux territoires autrefois
menacés
ont pu être mis en valeur ! Parallèlement et je dirais
même corrélativement,
depuis le XXe s. et avec une aggravation du problème dans le
dernier quart,
a
été
constatée
une
forte contamination du fleuve, cause d'affrontements entre
les populations amont (Murcia) et aval (Alicante). Son flux réduit
et la faible culture écologique des riverains a transformé celui-ci
en cloaque.
Y
sont rejetés non seulement les eaux usées, mais
également les objets électro-domestiques, les animaux
morts et toutes sortes
de déchets, sans parler des résidus industriels dont
aucun gouvernement national ni local n'est prêt à assumer
la prise en charge des frais de traitement. Un procès est en cours,
mais j'imagine bien que les juges ne sont pas près d'annoncer leur
verdict, et que les avocats de la partie incriminée (Murcia) vont
faire en sorte d'enliser l'instruction indéfiniment. -
Photo de gauche : Pratique de l'aviron au milieu des bateaux de plaisance
-
Là aussi comme dans le reste du bassin méditerranéen,
les incendies ne sont pas rares, provoquant des pertes économiques
grandissantes, étant donnée l'expansion de l'urbanisation. Je n'ai
pas trouvé au cours de mes recherches la trace d'une volonté de reconstitution
de la végétation dans la province. Seul un projet,
paradoxalement immobilier, en fait mention, de façon très bien argumentée
et illustrée. Il
met en relief plusieurs aspects de la question. De façon très locale,
une végétation proche des immeubles permet de filtrer
les rayons solaires, constituant ainsi une forme de climatisation naturelle.
D'autre part, les vents marins chargés d'humidité s'élèvent à l'approche
du relief pour former en se refroidissant des nuages. Ceux-ci ont d'autant
plus de chance de s'accroître et de se condenser en pluie que la végétation
est abondante : celle-ci en effet transpire et son humidité s'évapore
dans les airs. Troisième volet, le respect des rives des cours d'eau,
vecteurs naturels d'humidité, emmagasinée par la végétation qui renforce
les berges. Dernier volet, la reconstitution des nappes aquifères s'effectue
d'autant
mieux
qu'un couvert végétal absorbe l'humidité et la pluie, la retient suffisamment
pour lui permettre de pénétrer progressivement dans les profondeurs
de la roche, prévenant l'érosion et la perte de l'eau par son écoulement
trop rapide, voire torrentueux, en surface vers l'aval. -
Photo de droite : Carte de l'érosion dans la province d'Alicante, basse,
modérée, élevée, très élevée -
Qui se préoccupe de ces problèmes, parmi
la multitude de touristes et de propriétaires de logements secondaires,
originaires de l'Europe du Nord et avides de soleil et de bains de
mer ? Il est
vrai qu'ils contribuent encore actuellement par leurs impôts
au développement
de la péninsule ibérique depuis
son
intégration
à
la
Communauté Economique,
mais celui-ci va-t-il dans le bon sens ? Ne faudrait-il pas le reconsidérer
et faire
l'examen
attentif
des
nuisances
induites
par ces aménagements, au regard des nouvelles priorités
internationales envers l'environnement et la répartition des
richesses mondiales ? Si l'Espagne produit à grand renfort d'engrais,
de pesticides et d'eau irriguée des cultures destinées à l'exportation,
c'est bien qu'il y a une demande, et elle provient justement des
pays d'Europe du Nord.
Si elle construit à tout va, c'est bien qu'il y a une demande, en provenance
des habitants de l'Europe du Nord. Les problèmes
environnementaux espagnols sont donc à prendre en charge au
niveau européen,
c'est le mode de vie de l'Europe qui est en cause, la responsabilité
est imputable à tous les pays qui la composent. L'exode rural et la
concentration de l'humanité dans des villes de plus en plus grandes
déconnecte celle-ci de la nature et de ses impératifs. Il est urgent
(pour nous humains, pas pour la planète) de nous rendre compte que
nous ne pouvons pas vivre indéfiniment au-dessus de nos moyens, et
ce qu'il se passe dans la province d'Alicante au regard de la ressource
en eau est exemplaire et très révélateur
d'un défaut de comportement manifeste.
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Cathy et Jean-Louis | Alicante |
18 au 21 février 2010 |