Pour
revenir à la question du reboisement, il
faut dire que les terres espagnoles, comme ailleurs en Europe, ont souffert
des siècles durant des pratiques
agricoles de
défrichage pour
l'agriculture
et l'élevage. Le bois a été prélevé pour la construction, la marine,
la mise en place des voies ferrées, comme source d'énergie
dans les industries métallurgiques, du verre, pour les machines à
vapeur,
etc.
Des régions
comme
les
Bardenas
en Navarre et les Monegros en Aragon ont été réduites à l'état de
steppes arides au sol soumis à toutes les érosions. Le dernier protagoniste
de ce bouleversement des modes de vie et des paysages n'a pas encore
été nommé. Il s'agit de l'entité Riegos
de Alto Aragon qui prend la direction des travaux d'irrigation
pour le compte à l'heure actuelle de la CHE (Confederación
Hidrográfica
del Ebro). Pour donner une petite idée, le volume
global d'eau retenue en Aragon a atteint en un siècle une
capacité de 5200 m3/an, une nouvelle manne qui se répartit
entre l'agriculture, à raison de 92,95%, l'industrie, 4,70%,
et les villes, 2,35%.
Durant
toute cette évolution, la
population a eu bien peu son mot à dire,
particulièrement sous
Franco où la presse était muselée. Les gens étaient
sans doute fatalistes pour la plupart, "on ne pouvait pas aller contre
le progrès, il fallait en passer par là". De toute façon,
il n'y avait probablement pas de possibilité de recours, ni pour éviter
l'inondation d'une vallée visée pour la construction d'un barrage, ni
contre la reforestation des terres alentour par l'Etat. Ceux qui bénéficiaient
de l'approvisionnement en eau irriguée, par contre, devaient se réjouir
et multiplièrent leurs
profits. En Aragon, une centaine de villages furent sacrifiés
pour être
inondés
et une soixantaine convertis en forêt, mais leur disparition fit
un effet boule de neige et au final, ce furent des milliers de personnes
qui disparurent
des montagnes
et
des vallées, provoquant la désaffection corrélative
des petites villes qui s'étaient développées en
aval. Les quelques personnes qui demeurent
encore en place n'ont pas assez de ressort pour se rebeller contre
cette raison d'Etat liguée avec les entreprises industrielles et commerciales.
La
main-mise sur la montagne et ses vallées se poursuit toujours à l'heure
actuelle avec le développement des stations
de ski, des complexes immobiliers
et hôteliers. J'ai eu la surprise de découvrir la transformation
des Balnearios de Panticosa, qui étaient encore des bains
chauds dispensés
dans des bâtiments du XIXe siècle ou début XXe
lors de mon précédent
passage. Maintenant, à l'entrée
du canyon, le village de Panticosa s'est considérablement agrandi
avec
des immeubles tous identiques. Juste avant de déboucher sur
les Balnearios, une énorme usine d'embouteillage (probablement
d'eau de source) est en voie d'achèvement,
tandis qu'au fond de la vallée, la quasi-totalité des
anciens bâtiments
a disparu, hormis le Casino, le gîte des randonneurs (qui mériterait
d'être remis en état) et deux-trois commerces. Il me semble qu'ils
auraient pu être protégés au titre de monuments historiques, car
ils formaient un ensemble pittoresque et représentaient toute une
époque
révolue. Un énorme
complexe hôtelier à l'architecture
d'une modernité ostensible en a pris la place,
affectant une richesse insolente, et nous avons pu voir à travers
les vitres du restaurant qu'un repas de noce y était servi avec tous
les
convives ultra-chics. Je ne sais ce qui jurait le plus, cet hôtel avec
ses clients, ou les randonneurs en sueur qui redescendaient des cimes...
Ne
faut-il voir dans cette affaire qu'un drame humain face au rouleau compresseur
du progrès ? Ce n'est
pas sûr.
José María Santos de las Heras, Président de A.R.A.
(Asociación
Río Ara), pose la question en d'autres termes dans son texte
'Les rivières,
un patrimoine de
l'humanité ?'. Il considère que dès
le départ,
il y a eu une erreur énorme d'appréciation du problème
de l'eau. "A force de vivre éloigné des espaces
naturels, cette image de l'eau qui coule du robinet à l'égout
s'est surimposée
à celle du cours d'eau. Certains planificateurs hydrauliques
pensent qu'une rivière est un conduit entre deux barrages.
Mais non, le cycle global de l'eau, dans lequel sont inclus les
bassins versants, n'est pas un mécanisme
de pompage et de drainage,
cette vision du XIXe s. que nous avons exécutée au
XXe, mais au contraire un organisme vulnérable, comparable,
faute d'autres termes pour l'exprimer, à un organisme vivant."
Au sein de son association, il s'insurge contre le barrage d'El
Grado (en Aragon oriental) qui assèche littéralement la rivière
Cinca en aval.
Il
proteste aussi contre la volonté
du Ministère de l'Environnement de poursuivre le projet
de connexion entre les bassins versants (canal de Bardenas)
qu'il assimile
à une véritable saignée de sa région
dont on détourne l'eau. "On
ne peut pas sans dommage bouleverser le rythme des saisons :
certaines rivières ne disposent plus de la quantité d'eau
normale à la
saison adéquate. Elle est insuffisante pour le maintien des écosystèmes.
Une autre association, la Plateforme de défense de l'Ebre, s'oppose
au Plan Hydrologique National espagnol. Modifier l'état
naturel des rivières des Pyrénées
affecte dans le même temps le fonctionnement général
de tout le Bassin de l'Ebre. Les besoins des usines hydro-électriques
qui règlent
le débit de l'eau artificialisent la rivière,
affectant gravement l'écosystème aquatique. Les
périodes de basses eaux sont rallongées, causant
la mort des poissons piégés dans les mares ainsi
qu'une augmentation de la pollution. Les remontées artificielles
du niveau de l'eau, au début de l'été, ont
un impact négatif sur la végétation des
rives et, par conséquent, sur la nidification des oiseaux
d'eau. L'expulsion de grandes quantités de sédiments,
lors des nettoyages des retenues, a également de
sérieux impacts sur la faune et la qualité de
l'eau. La baisse de température de l'eau, causée
par les centrales hydro-électriques, appauvrit les populations
de poissons (en particulier, certaines truites car cette espèce
est à l'extrémité supérieure de la
chaîne trophique).
En
outre,
95% des sédiments que l'Ebre devrait apporter
jusqu'à son
delta et le long des côtes méditerranéennes
sont retenus par les barrages sur le fleuve et ses affluents. "La
multiplication des barrages a induit une baisse du débit
de l'Ebre impressionnante.
En 1960, il était de 16 842 Hm3/an, en 1970, 14 071
Hm3/an, en 1980, 9 502 Hm3/an, en 1990, 8 235 Hm3/an. Les
historiens et les scientifiques ont démontré que
dans l'Antiquité romaine -et plus loin encore dans le
temps- le delta n'existait pas. Il a commencé à se
former après le Moyen-Age, suite au déboisement
de son bassin (incendies, extension des terres cultivables,
coupes forestières pour la construction et chantiers
navals). Le sol dénudé fut ensuite érodé par
la pluie, charrié par la rivière et déposé dans
son estuaire. Le débit de sédimentation des rivières
est très important pour maintenir la côte, les
plages et les deltas. Celui de l'Ebre est en train de perdre
physiquement
du terrain et il recule vers l'intérieur. Cette régression
a été la plus immédiate conséquence
de la construction des retenues dans le passé. Selon
les scientifiques, seulement 1% des sédiments descend
le cours de la rivière, comparé à la situation
d'il y a 100 ans. - Photo : Genêts
hérissés près de Lanuza. -
Depuis
la construction des retenues, la régression
a été une
préoccupation constante, atteignant plus de 100 m
de recul certaines années. Une partie de cette terre,
déplacée
par la mer, a été déposée ailleurs,
mais on constate une perte évidente et ce problème
s'aggravera probablement dans le futur, si encore plus de
retenues sont construites et que de grands transferts d'eau
sont prélevés
dans le fleuve. L'affaissement du Delta est produit par
le "compactage" des
sédiments dû à leur propre poids et aux
activités
humaines. Il a été calculé que la hauteur
du plateau du Delta au-dessus de la mer diminue d'environ
3 mm par an.
Le
fait que les sédiments n'atteignent pas
le Delta empêche la compensation de cet affaissement
qui, conjugué à la montée prévue
des eaux de la mer, pourrait provoquer, pour une large part,
l'abaissement
du Delta sous le niveau de la mer.
La pénétration de l'eau de mer dans la rivière est la conséquence directe de la réduction de la quantité, et donc de la force, de l'eau douce qui débouche dans la mer. La diminution du débit de la rivière est due aux impacts des utilisations agricoles, urbaines, industrielles et énergétiques de l'eau dans les dernières décennies. L'eau salée, plus lourde, forme une "semelle" qui remonte la rivière sous l'eau douce, tandis que la mer gagne la bataille contre la rivière. Il semble qu'il y ait beaucoup d'eau dans la rivière, mais le Delta est majoritairement salé, avec les conséquences néfastes que cela suppose pour l'agriculture, les puits et les autres usages de l'eau douce. La langue d'eau salée atteint régulièrement Amposta (à 25 kms de l'embouchure) et dans les périodes sèches, elle remonte encore plus haut dans le courant.
L'Espagne
fonde toute sa politique de l'eau sur la croyance qu'une répartition
égalitaire entre toutes les
régions permettra leur mise en valeur agricole au moyen de l'irrigation,
en dépit des contraintes géographiques et climatiques. Pourtant, cela
fait longtemps que l'on connaît ses dangers, et le risque d'obtenir l'effet
inverse de celui escompté, c'est à dire la désertification. Ainsi, le
lac Tchad, autrefois la plus grande réserve d’eau douce
du continent africain, est aujourd’hui 20 fois plus petit qu’il
n’était il y a 35 ans. Les agriculteurs des pays limitrophes
puisent en effet toujours plus d’eau pour irriguer leurs champs
et lutter contre la sécheresse grandissante de cette région
du globe.
Dans les régions au climat sec et chaud où l’on irrigue toute l’année, si l’eau d’irrigation n'est pas drainée, elle stagne dans les champs et s’évapore lentement, laissant en dépôt les sels dissous qu’elle contient. Cet excès de sels stérilise progressivement les terres qui doivent être abandonnées. Dans les années 1960, pour développer la culture irriguée du coton dans la région désertique du Kazakhstan, la majeure partie des eaux des deux fleuves qui alimentaient la mer d'Aral a été détournée. Ces prélèvements considérables ont abaissé de 15 mètres le niveau de la mer et diminué sa surface de 40 %. Dans le même temps, la salinité de ses eaux est passée de 10 à 30 grammes par litre. La faune a presque entièrement disparu et la pêche avec elle. Avec l'abus d'engrais et de pesticides, la qualité des eaux souterraines s'est également dégradée et le niveau des nappes phréatiques a fortement baissé.
En
Europe, l’Espagne apparaît
comme le pays le plus affecté par le processus de désertification :
il concerne 67% du territoire, dont plus de 30% caractérisé par
un risque élevé voire
très élevé. La Communauté Valencienne (Bassin
du Júcar), la région de Murcie (Bassin du Segura), l’Andalousie
(Bassins du Guadalquivir et du Sur) et Castille – La Manche (Bassin
du Tage) sont les régions les plus touchées. Toujours par rapport
à l'Europe, l’Espagne
est la plus grande consommatrice d’eau par habitant (656 m3/hab/an) bien
qu’elle soit parmi les pays les moins dotés en ressources hydriques
(moins de 3 000 m3/hab/an). Cette
forte intensité est due à l’irrigation
qui représente
77% du volume total sur près de 15% de la surface agricole
utile. L’irrigation concerne en grande
partie les régions situées au sud et au sud-est de la péninsule
comme la Communauté de Valencia ou la Région de Murcie, régions
qui sont aussi touchées par un risque élevé de désertification,
mais qui assurent, paradoxalement, 68% des exportations agricoles
espagnoles grâce à des
cultures sous serres plastifiées qui absorbent des tonnes d'eau. Les
14 % de terres agricoles irriguées génèrent
plus de 60 % de la valeur totale des produits agricoles.
La surexploitation des
ressources augmente la probabilité de graves pénuries
d'eau durant les périodes sèches. Mais elle diminue également
la qualité de l'eau (parce que les agents polluants sont moins dilués)
et risque de provoquer l'infiltration d'eau salée dans la nappe phréatique
des régions côtières. Ces conséquences sont manifestes
dans de nombreuses régions d'Europe méridionale. Par exemple,
dans le bassin de Konya en Turquie, l'extraction destinée à l'irrigation – souvent
par des puits creusés illégalement – a réduit
considérablement la superficie du deuxième plus grand lac
du pays, le lac Tuz ; dans la plaine de l'Argolide, en Grèce, la
toxicité chlorique
provoquée par l'intrusion d'eau de mer se manifeste par le brunissement
des feuilles ou la défoliation; des puits se sont taris ou ont été abandonnés
en raison d'une salinité excessive ; à Chypre, de graves pénuries
d'eau en 2008 ont nécessité
l'importation
d'eau via des navires citernes, la réduction de l'approvisionnement
domestique et une augmentation significative des prix. -
Photo : Fourmilière de fourmis rousses. -
Que faut-il conclure de tout cela ? Que ce que l'on appelle le progrès est peut-être une régression ? Que la négation -ou l'ignorance- de la nature et de son organisation risque de nous être fatale ? Nous avons l'impression d'introduire de l'ordre grâce à nos sciences et nos techniques, sans nous rendre compte de l'ordre bien plus complexe, des interrelations infinies, du réglage très fin qui existe dans la nature. Sans doute la conscience de nos dégradations finira par s'imposer, mais sera-ce après l'extinction de notre civilisation, comme celle du Croissant fertile converti en désert ? - Photo : Nuages au-dessus de la 'ralla' de Rapún. -
Page précédente | Page 2/2 |
Cathy et Jean-Louis | Alto Gallego en Aragon Villages abandonnés |
16 au 18 juillet 2010 |