Cathy et Jean-Louis
Ibanteli
18 août 2013

ibanteliAprès le recépage d'un arbre, les plaies les plus importantes ne sont pas toujours totalement recouvertes par un bourrelet de cicatrisation et l'aubier se dégrade lentement, atteint par la pourriture ou attaqué par des champignons. Cette dégradation va former des cavités qui se comblent peu à peu par le terreau issu de la décomposition du bois et des feuilles, "le sang de la trogne", que l’on utilisait parfois pour faire lever les semis. Il s'y développe alors une flore opportuniste : fougères (polypodes), géraniums et rumex, mais aussi des arbustes (sureaux, églantiers et groseilliers) ou même des arbres qui prennent naissance à partir des graines apportées par le vent ou des déjections des oiseaux. Au Pays basque, il est ainsi très fréquent de voir du houx s'élever au milieu des branches de chênes.

Quand les cavités atteignent une certaine importance, c'est toute une faune cavernicole qui investit ces vieux arbres : abeilles et frelons y installent parfois leurs essaims, lérots, fouines, belettes et chauves-souris s'y reproduisent aussi mais ce sont les oiseaux qui sont peut-être les plus nombreux à occuper ces nichoirs naturels. Parmi eux, les mésanges cavernicoles, le pigeon colombin et la chouette chevêche. Dans bon nombre de régions, l'arbre têtard constitue d'ailleurs le seul milieu exploitable par ce petit rapace nocturne et la disparition de ces havres compromet fortement son maintien. Dans le terreau va aussi évoluer une population d'insectes saprophages ou saproxylophages dont le plus célèbre d'entre eux est certainement le scarabée pique-prunes (Osmoderma eremita), un coléoptère de 3 cm, rare et protégé, qui eut son moment de gloire en "stoppant" les travaux de l'autoroute A28 Tours-Le Mans pendant près de 6 ans !

ibanteliPlus près de nous, le barrage "écrêteur de crues" Luberria, situé à 6 km en amont de Saint Pée sur Nivelle, a nécessité 24 ans de gestation. Certains des opposants avaient également mis en avant la présence de cet insecte protégé vivant dans les vieux chênes-têtards pour faire renoncer à sa construction et à l'inondation corrélative de la vallée (72 hectares, et une capacité de 5,7 millions de mètres cubes). En réponse, les promoteurs du projet ont eu l'autorisation de déménager à la pelleteuse (!) ces pauvres arbres avec leur souche et quelques racines. J'ignore s'ils ont survécu à l'opération. Ainsi, en 2007, les communes de Saint Pée sur Nivelle, Ascain, Saint Jean de Luz et Ciboure ont donné le top départ à ce projet initié en raison des grosses crues de 1983 qui avaient causé quatre morts à Ascain et St Pée, et d’innombrables dégâts autour de la Nivelle. - Photo : Les zygoptères ressemblent à des libellules mais possèdent des ailes repliées au repos et beaucoup plus grandes, parmi les plus longues chez les insectes. Ici, peut-être une Caloptéryx virgo. -

ibanteliUn mémoire rédigé en vue de l'obtention d'un master de géographie cite un épisode mouvementé au démarrage de la construction du barrage. En effet, le 4 mai 2007, un orage, après avoir sévi sur la Nive, s'est installé au-dessus de Saint Pée sur Nivelle et de Sare à partir de 3h30 du matin et il a plu sans discontinuer jusqu'à 6h30. Le niveau de la Nivelle est monté de 1,51 m en une heure seulement et la cuve du barrage de Luberria, dont les travaux avaient commencé à peine trois semaines plus tôt, est arrivée à saturation. L'eau a débordé et s'est déversée en "vague déferlante", recouvrant plusieurs ponts en aval. En l'espace de trois heures, le niveau d'eau a augmenté de pratiquement quatre mètres, la crue a atteint son maximum vers 7 heures (5,72 m), puis elle a commencé à décroître pour atteindre 4,30 m à 9h17. La montée des eaux a été le résultat conjugué des précipitations intenses, d'un fort débit, de l'apport des affluents (principalement le ruisseau de Sare), et de la marée (haute) en aval de la Nivelle qui a "bloqué" l'écoulement des eaux. Les décès à déplorer ne sont pas directement liés à la crue : trois personnes ont péri asphyxiées à leur domicile, suite à un glissement de terrain provoquant une fuite de gaz. 150 animaux domestiques et d'élevage sont morts noyés. La station d'épuration de St Pée a été submergée, provoquant des pollutions de la Nivelle. - Photo : Vue aérienne de la zone de Luberria temporairement inondée pendant une quinzaine de jours pour tester l'ouvrage (photo Sud-Ouest). -

ibanteliNote : Les insectes qui s'attaquent au bois sont souvent spécialistes et se retrouvent dans une seule essence d'arbre, mais le pique-prunes ne s'attaque pas aux parties vivantes de l'arbre, sa larve vit dans le terreau qui se forme par la dégradation de l'intérieur de l'arbre, conditions similaires chez différentes essences. On peut ainsi le retrouver dans les chênes, hêtres, saules, peupliers, frênes, arbres fruitiers (pruniers, pommiers), tilleuls, châtaigniers, ifs creux et même exceptionnellement dans de vieux platanes. Les adultes pique-prunes, très discrets, ne quittent que rarement la cavité où ils sont nés; les vols, effectués sur de faibles distances (quelques centaines de mètres) sont peu nombreux et se terminent le plus souvent par la mort des adultes ne trouvant pas de sites d'accueil, car cette espèce est inféodée aux forêts et bocages anciens (biopatrimoine en voie de disparition). Ces arbres sont de plus en plus rares, tout d'abord en raison des événements des siècles derniers (coupe des grands arbres pour la fabrication de bateaux, coupe des forêts pour la production de charbon de bois jusqu'au début du XXe siècle, arrachage des haies pendant les remembrements, exploitation trop intensive des forêts...). Aujourd'hui, on en retrouve dans de rares forêts (comme la forêt de Saint Pée sur Nivelle justement) et principalement dans les parcs des châteaux et autres monuments historiques. Malheureusement, ils sont bien souvent abattus pour des raisons de sécurité du public, un peu trop rapidement et sans réfléchir à toutes les solutions alternatives. L'insecte perdant son habitat, cherchera alors un autre arbre, en vain. Photo ci-dessous : Le scarabée pique-prunes (Osmoderma eremita) (photo G.Chauvin) :

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ibanteliLe caractère exceptionnel de cet épisode de crues de la Nivelle, l'ampleur des dégâts engendrés, et surtout la défaillance du système de vigilance et d'alerte, ont conduit à un retour d'expérience ministériel pour établir un diagnostic de l'organisation de la veille des pouvoirs publics et un état des lieux des difficultés rencontrées par les gestionnaires de la crise. Bien que les résultats ne soient pas "redescendus" auprès des intéressés sur le plan local (au moment de la rédaction du mémoire), il a été mis en évidence un paramètre supplémentaire, celui des crues souterraines : lors de pluies orageuses, le réseau souterrain se charge d'eau, ce qui contribue à élever le flux de la Nivelle. En mai 2007, cet apport a fragilisé le barrage en construction. Cet événement a sensibilisé les pouvoirs publics sur la nécessité de réaliser un ouvrage d'art suffisamment solide, ce qui les a induits à réviser son plan de financement et à subventionner à 80% la construction de ce mur de 22 mètres de haut et 350 mètres de long qui fut inauguré le 31 mars 2009. En période météorologique clémente, l'eau de la Nivelle s'écoule normalement et les poissons peuvent transiter comme auparavant, puiqu'il s'agit d'un "barrage sec". Par ailleurs, des aménagements ont été entrepris : des zones constructibles ont été délimitées hors des secteurs inondables, des retenues d'eau pluviale ont été créées dans chaque lotissement et des solutions techniques de réaménagement d'un pont datant de 1980 à Ascain sont en projet. - Photo : Un houx sur l'Ibanteli avec un tronc énorme comme je n'en ai jamais vu de tel. C'est un arbre à croissance lente, il doit donc être très très vieux. -

ibanteliParmi les arguments qui ont été mis en avant pour remettre en cause le bien-fondé de la construction du barrage, a été évoqué le rôle des moulins, en association avec leurs aménagements hydrauliques, barrages, biefs, étangs... Comme pour l'arbre-têtard, il s'agit d'une organisation paysagère, agricole et artisanale qui remonte au Moyen-Age et débute même un peu plus tôt, à l'époque romaine, pour régresser avec l'utilisation progressive d'autres sources d'énergie au cours de ces derniers siècles. Sur la carte ci-contre du bassin de l'Adour et celle ci-dessous du bassin de la Nivelle, le lien entre rivières et montagne est évident. Selon l'association Ardatza-Arroudet, si l'on avait conservé et entretenu les 3000 moulins et leurs dépendances qui existaient encore en 1810 dans le département des Pyrénées atlantiques, l'eau qui dévale des montagnes se répandrait sur un réseau bien plus étendu, plus tortueux, et elle serait freinée par toutes ces dérivations, barrages et étangs qui concentraient la puissance du flux sur les roues. ibanteliParallèlement, les rivières servant aussi de moyen de transport, leurs lits étaient dégagés de tous obstacles et leurs berges soigneusement confortées par une végétation naturelle d'aulnes-frênes (information Natura 2000) sans rectification de leur cours sinueux, ce qui contribuait aussi au ralentissement du flux. - Schémas : Bassin de l'Adour - Bassin de la Nivelle -

ibanteliCarrefour de la vie sociale, le moulin avait nécessité de grands travaux de terrassement durant des siècles pour améliorer le rendement de cette énergie propre, faciliter l'irrigation de certaines parcelles et limiter les risques d'inondations. Claire Noblia, vice- présidente des Amis des Moulins Ardatza-Arroudet, rappelle sur la magnifique page en lien qu'au XIXe et début du XXe siècle, c'était l'apogée de la pêche en rivière alors que les moulins tournaient encore tous pour moudre les céréales en farine ! IFREMER avait pu constater qu'avant 1950, il y avait 1 500 inscrits maritimes qui pêchaient civelles (pibales, anguilles), truites et saumons. Il y avait tellement de saumons de la Nivelle que l'on ne pouvait pas tous les consommer frais et qu'on les conservait dans des barriques...! Chaque chaussée, seuil, barrage de moulin permettait d'avoir une réserve d'eau dont la température se maintenait assez basse pour la vie des divers poissons et les petites chutes accompagnant les moulins oxygénaient correctement cette eau qui convenait alors parfaitement aux poissons migrateurs. - Photo ci-dessous : Une troupe de vautours fauves fait la sieste au sommet de l'Ibanteli, à l'écart du chemin pédestre. -

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Durant ces derniers siècles, et avec une accélération prodigieuse après la seconde guerre mondiale, nos sociétés européennes ont concentré les activités productives en unités toujours plus importantes, les régions se sont spécialisées en fonction de leurs matières premières ou de leurs moyens de communication. Suivant la même logique, ce processus s'est développé à l'échelle mondiale, et des pans entiers d'activités se sont "délocalisés", créant un chômage chronique dans les pays développés. Cette évolution est-elle inéluctable ? Avec l'enchérissement du coût du pétrole, une solution locale serait de restaurer les quelques seuils encore existants et d'y installer des microcentrales hydroélectriques, aussi peu perturbatrices pour le milieu ambiant que l'étaient autrefois les moulins. C'est ce que promeut Claire Noblia au sein de l'association Ibai Errekak formée avec des partenaires comme l'ESTIA (École Supérieure des Technologies Industrielles Avancées de Bidart) et l'UISBA (Union des Ingénieurs et des Scientifiques du Bassin de l'Adour). Dans un article paru en 2011, Marie-Christine Lagrange, la présidente d'Ibai Errekak, énumère les atouts d'un tel projet : production non polluante d’énergie, création de ressources pour des jeunes, agriculteurs notamment, préservation du patrimoine, et respect strict de l’environnement, auquel les micro-centrales rendent service. "Les passes à poissons fonctionnent bien, les retenues d’eau constituent des frayères naturelles, et les grilles des moulins retiennent des déchets flottants que le "meunier" emmène à la décharge, protégeant du même coup l’aval".

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