Academia

Le soleil est déjà haut dans le ciel limpide. Depuis la douche, mon regard porte loin par la fenêtre ouverte sur les toits de tuile rouge aux teintes vieillies, tandis qu'au premier plan des murs aveugles encadrent une petite cour encaissée. Les hirondelles virevoltent et chassent les insectes en criant. Le propriétaire aime les meubles anciens, les anciens instruments, les oeuvres d'art en général. La chambre est spacieuse, claire et bien décorée, sans surcharge. Il n'a pas fini de restaurer certaines parties de cet immeuble et nous en explique la raison au petit déjeuner que nous partageons avec ses six autres locataires : l'ouvrier a déposé tout ses outils il y a un an au rez-de-chaussée, a commencé deux ou trois bricoles, et n'est plus jamais revenu malgré de multiples relances ! Notre hôte, qui est français, nous confie qu'après seize ans passés à Venise, on devient philosophe...

Dans la salle à manger également séparée de la pièce contigüe par des tentures théâtrales scintillent dans des vasques transparentes de gros "cailloux" de verre multicolores, probablement récoltés dans les fabriques de Murano, une des îles de la lagune. Un vieux coffre de petite taille semble celer des déguisements. Des tableaux vénitiens ornent les murs. Au balcon, un couple essaye de distinguer l'aménagement intérieur des beaux appartements situés de l'autre côté de la rue. Les autres clients se réveillent peu à peu. Ils se plaignent d'avoir été dévorés toute la nuit par les moustiques auxquels ils ont livré une guerre sauvage qu'ils ont perdue par épuisement au petit matin. C'est la raison pour laquelle aucun d'entre eux n'a réagi à nos coups de sonnette répétés qui semblaient résonner dans une maison vide. Nous avons été épargnés des piqûres grâce à la prise électrique-diffuseur d'insecticide que notre hôte a pensé à nous fournir.

Ce matin (il n'est que 9 heures), nous voulons profiter de notre présence dans le quartier du Dorsoduro pour aller visiter l'Academia, située à deux stations de vaporetto de là. Il s'agit du musée par excellence de la peinture vénitienne du Moyen-âge jusqu'au XVIIIème siècle. Nous partons à pied au jugé à travers les ruelles pavées d'un calme olympien, uniquement troublées par le cri des martinets et longeons ou franchissons de multiples canaux parcourus de temps à autre par une barque ou une gondole motorisée qui avance dans un ronronnement sourd et apaisant. Des hauts murs qui cachent les jardins débordent des buissons de lauriers roses. Les maisons pittoresques aux teintes variées, aux balcons fleuris, nous enchantent, et tout particulièrement les bâtiments plus cossus de style gothique ou byzantin, aux fenêtres soulignées de blanc et aux murs de brique nue ou recouverte de crépi coloré . De multiples églises de toutes les époques, flanquées de "campanile" (clochers) au sommet en forme de dôme, ou, plus souvent, de pyramide aux angles très aigus, sont le signe d'une Italie très religieuse. Venise s'est formée à l'origine en raison de la fuite des habitants de la Vénétie intérieure devant l'invasion des Goths. Ils se sont réfugiés dans les îles de la lagune marécageuse et y ont formé une communauté dynamique, organisée en un pouvoir démocratique très en avance sur son temps qui a perduré durant des siècles. Puis Venise, décadente, a été dépouillée de ses possessions et du monopole du commerce en Méditerranée et vers l'Orient, mais elle a conservé une aura inextinguible.

Après des tours et détours (dans cette ville, il est impossible d'aller en ligne droite d'un point à un autre), nous pénétrons dans l'Academia où nous prenons un magnétophone avec deux paires d'écouteurs pour nous guider. Nous serons siamois le temps de la visite. Les explications et commentaires des tableaux sélectionnés sont parfois un peu techniques ou obtus, et je m'amuse à repérer les fautes de traduction. Ce ne sont pas toujours les tableaux "importants" qui nous plaisent le plus, mais nous découvrons l'ensemble de ces peintures avec un grand intérêt, autant dans les sujets traités que pour leur qualité d'exécution. Nous préférons tous deux la peinture figurative classique à l'abstraction moderne. La description des tourments de l'enfer est impressionnante, les tableaux de tranches de vie vénitienne intéressants et nous tombons en extase devant le rendu des couleurs et des matières par Tintoret. J-L se réjouit, car il découvre dans une des salles le tableau de Giorgione "La tempête" qui a fourni le sujet du livre que je lui ai offert avant le départ et qu'il lit depuis les premières heures d'attente à l'aéroport de Bordeaux. Nous avons un faible toutefois pour la toile voisine, du même artiste, intitulée je crois "la vieille femme" dont le portrait saisissant nous la rend presque vivante. La matinée s'écoule en un éclair, et nous ressortons de là, autant éblouis intérieurement que par la lumière extérieure.

 

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