Arsenale
Nous nous reposons deux bonnes heures avant de retourner à notre découverte des rues de Venise. J'y observe avec intérêt les travaux de construction ou de réparation. Il y a des bateaux-grues et des bateaux-cimentiers qui contiennent un grand bac plein de ciment sur le fond plat de leur péniche avec le godet de déchargement au bout d'un bras mobile. J'examine aussi les bateaux planteurs de pieux et pilotis, munis d'une sorte de vis sans fin pour creuser le fond de la lagune jusqu'à la strate dure et d'un instrument qui prend le pieu par son extrémité aplatie et l'enfonce, la pointe vers le bas (on dirait des crayons géants de la taille de troncs d'arbres entiers écorcés), à l'aide de fortes (et bruyantes) vibrations. Nous croisons un bateau-épicier, porteur de fruits et légumes, qui s'arrime au quai et vend sa marchandise aux riverains directement depuis l'embarcation où est disposé l'étalage de cageots sous une bâche protectrice des rayons du soleil. Les bateaux-livreurs viennent débarquer dans les îles bouteilles de gaz, boissons, planches de bois, outils lourds ou machines diverses d'excavation ou autres travaux, etc., etc. Ensuite, tout est porté à la main, sur l'épaule, ou en charrette à bras. Une seule fois, j'ai vu un chariot électrique, car les ponts piétonniers uniformément pourvus d'escaliers rendent les déplacements de véhicules à roues très difficiles.
Nous dînons en bordure de canal où nous profitons du passage des touristes en gondole. Ils sont assis sur des fauteuils de velours cramoisi qui contraste avec la laque noire de leur longue embarcation effilée à la courbure légèrement asymétrique pour contrecarrer l'effet de virage à gauche imprimé par l'unique longue rame tenue à tribord arrière par le gondolier en station debout. Celui-ci s'avance parfois vers ses clients, laissant courir la gondole sur son erre, pour leur conter Venise. Certains ont choisi l'option musicale : un chanteur leur fait face, debout, accompagné par un accordéoniste, assis. Du bout de la rue, nous entendons le son de sa voix enfler progressivement et je reconnais peu à peu certains airs. Nous photographions les promeneurs qui nous photographient... Au passage sous le petit pont voisin, je m'inquiète : le chanteur tourne le dos à la marche mais sent le danger et se penche légèrement au dernier moment. Le gondolier, comme par un fait exprès, au lieu de passer au centre du canal où il dispose du maximum de hauteur, incurve sa course vers le bord et doit pencher son corps en une oblique élégante en pesant sur sa rame, ses cheveux à quelques millimètres de la voûte basse.
Durant notre séjour, nous verrons que les gondoliers se font un point d'honneur à esquiver l'obstacle au dernier moment, nous faisant craindre à chaque fois qu'ils ne s'assomment et tombent dans les eaux vertes et opaques (mais pas malodorantes) des canaux de Venise. Les gondoliers se suivent en convoi, se croisent avec art et font nonchalament patienter les canots à moteur ou hors-bords, rejetant leur longue rame vers l'arrière afin qu'elle ne soit pas broyée par l'hélice. Des banderoles "Stop al moto ondoso" sont suspendues sur des bâtiments ou des ponts en protestation contre la circulation des bateaux motorisés qui mettent, paraît-il, en danger la bonne conservation des canaux. - Je m'en fais expliquer la teneur par un gondolier en tenue typique qui attend le client près d'un pont en criant de temps à autre : "Gondole, gondole" (prononcer : gonndolé)-. Après notre dîner, nous retournons à l'Arsenale où nous errons un bon moment dans les ruelles et impasses à la recherche de notre appartement.
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