Pendant que nous mascagnons, les foies gras sont prêts à sortir du stérilisateur. Sergio en retire le couvercle après avoir ôté le thermomètre, introduit un bâton en forme de batte de baseball entre les tiges métalliques et soulève la grille. Rose, armée d'une serpilière protectrice, se penche sur l'antre d'où jaillissent des vapeurs brûlantes et plonge son bras vers les bocaux à peine soulevés hors de l'eau (l'ensemble est lourd) pour les déposer sur l'établi voisin. Des foies a dégorgé la graisse qui continue à bouillir en émettant des chapelets de bulles d'ambre derrière le verre épais. Il ne s'agit pas de tout lâcher, c'est le travail de la journée entière qui serait perdu, sinon. Enfin, Sergio nettoie un espace pour déposer son chevreuil qu'il découpe avec l'aide de Bénou, son épouse vétérinaire très efficace, et de Rose.

Il est neuf heures et demie du soir. Michèle, la femme de Christian, est guidée jusqu'au moulin par téléphone, cela fait au moins une heure qu'elle erre avec ses deux jeunes enfants sur les petites routes de campagne enfouies dans l'obscurité et la pluie. Michael, le voisin allemand qui dirige son entreprise de transport de Cologne par Internet depuis le Haut-Béarn, nous a amené un bidon de cinq litres de bière de Franconie, la région où se situe Ansbach, la ville jumelée avec Anglet, que j'ai déjà visitée. Rien qu'à la goûter, une foule de souvenirs me reviennent en mémoire, que j'évoque avec un peu de nostalgie : l'Allemagne est très diverse, très attrayante, et les Allemands m'ont toujours fait un merveilleux accueil. Il faut dire aussi que j'étais jeune...

Un ami australien de près de deux mètres de haut s'est joint à nous en fin d'après-midi et j'apprécie également de pouvoir parler avec lui du "dreamtime" des aborigènes, une notion du temps, de l'espace et de la vie extrêmement éloignée de notre conception occidentale, concrète et terre à terre (si l'on excepte Einstein et son espace-temps et les dernières recherches dans l'infiniment petit des "particules" élémentaires). L'heure est à la détente, sauf pour Dominique, qui a vu au fil des heures le nombre de convives pour le soir augmenter jusqu'à atteindre les vingt personnes. Il réussit le miracle de la multiplication des pains et tout le monde réussit à se restaurer sans problème !

Le lendemain matin, le réveil est tardif et je m'attarde à déguster la délicieuse confiture de petites figues ramenée de Béziers par Sergio. J'apprends que Bénou a été sélectionnée dans sa jeunesse pour participer au championnat de France de "horseball". C'est un mélange de Bouzkachi (ce jeu sauvage décrit par Joseph Kessel dans Les cavaliers) et de basketball. Les cavaliers dont les pieds (ou les étriers ?) sont reliés sous le ventre de leur monture doivent se saisir d'un ballon entouré d'anneaux et l'envoyer dans un but qui est un cercle suspendu dans un plan vertical. Je retourne dans la salle de séjour encore vide pour admirer une nouvelle fois le cadre. Cette pièce dont le sol repose sur des poutres très anciennes domine sur toute sa longueur le ruisseau et sa chute : c'était le centre névralgique du moulin dont le mécanisme a malheureusement totalement disparu, de même que les pierres de meule.

Une baie en arc de cercle offre une vue vers l'amont, tandis qu'une vitre rectangulaire intégrée dans le sol à l'autre extrémité dévoile la chute. Lors des dernières inondations, il y a deux ou trois ans, le niveau de l'eau a monté jusqu'à mi-baie, qui a tenu bon, et l'eau filtrée a pénétré par les interstices entre les carreaux. L'entrée vers la cuisine, légèrement en contrebas, a reçu par contre des coulées de boue fluide et salissante qui ont inondé tout le rez-de-chaussée. Pendant qu'ils étaient en train de mettre en hauteur tout ce qui pouvait être protégé, les vieux voisins le long de la berge du ruisseau se sont retrouvés en grande difficulté.

Le travail reprend. Les carcasses, qui ont cuit la veille dans la graisse, doivent être débarrassées de tous débris de viande qui entreront dans la confection des rillettes, avec des poireaux et des carottes pour qu'elles soient moins grasses. C'est moins difficile que les gésiers, mais mon couteau dérape et je trouve le moyen de mettre du sang sur les carcasses pendant un bon moment. Faut pas croire, mais c'est sacrément dangereux ! Je me suis jointe à l'équipe composée d'Anne, Michael et Marc et j'ai laissé les autres continuer d'autres tâches où je ne me sentais pas utile. Christian a remis la graisse à chauffer pour cuire les dernières carcasses, Rose rince toutes les parties qui ont reposé dans le sel avant de les introduire dans les bocaux qui sont emplis au tiers ou à la moitié de graisse pour la conservation. Les saucisses de porc subissent le même traitement et les récipients sont mis à stériliser. Du renfort arrive pour dépiauter les carcasses (soigneusement contrôlées par Dominique qui nous montre comment nous y prendre et inspecte ce que nous jetons pour vérifier si nous n'avons rien oublié).

Léa nous distrait un moment avec son cheval qu'elle introduit dans la cour au milieu des piles d'ardoises et des échafaudages (sans parler des chiens). Nos tâches ne la passionnent guère : elle a "des devoirs à faire" pour l'école. Enfin, nous parvenons à la fin des opérations : la confection des rillettes. Michael nous a apporté son hachoir dont il nous raconte l'histoire. Sa grand-mère, à chaque fois qu'elle faisait des gâteaux, obligeait son grand-père à touiller la pâte, ce qu'il fit des années durant en rechignant plus ou moins. A la fin, il prit le taureau par les cornes et investit pour se libérer de cette corvée dans un des premiers robots de cuisine multi-usages à plusieurs éléments interchangeables. A la mort de sa grand-mère, Michael récupéra l'engin vénérable - mais en pleine possession de ses moyens - qu'il amena à Lys... Il mixa la viande, puis Sergio prit le relais dans l'après-midi pour les légumes, avant que les autres terminent la mise en bocaux et la stérilisation. Rose et moi n'avons pas attendu jusque là. Il faisait déjà nuit, elle était épuisée et nous ne souhaitions pas rentrer dans nos pénates trop tard. Une dernière opération compliquée restait à faire : le partage à la proportionnelle de tous les bocaux et pièces à congeler. Evidemment, nous avons oublié les aiguillettes, que Dominique nous apportera à Noël avec les rillettes. Quelle expérience !

 

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Rose, Cathy, Dominique et Anne, Christian et Michèle, Sergio et Bénou, Michael et Marc, les jumeaux et Charles, Léa et son cheval...
Canards gras à Lys
5 et 6 décembre 2008