Je trouve une réflexion intéressante qui complète les précédentes sur un dossier du blog de La Balaguère intitulé l'isophène des plantes. "The Isophene" selon l’écrivain naturaliste anglais Richard Mabey (Flora Britannica), est la courbe joignant les points d’un égal stade de développement saisonnier d’une plante. Les primevères fleurissant aujourd’hui à Auch, Toulouse et Millau sont rejointes par cette ligne : demain elle sera à Cahors et Bordeaux, après demain à Brive, etc. Cet auteur assure qu'il avance "à peu près à la même vitesse qu’un homme qui marche". Seulement, la marche des isophènes est bien plus compliquée qu’une simple progression vers le Nord. Evidemment, l’avancée de la floraison est influencée par la proximité de l’océan et l’altitude. Dans une région de montagne, on perd 7°C pour chaque 1000 m grimpés, sans compter le vent. L’an passé les hépatiques ont fleuri à 430 m à la mi-février, alors que le début de leur floraison à 1400 m dans les Pyrénées n’a été noté que fin mars, soit cinq semaines plus tard pour une différence de 1000 m. - Photo : Pavot jaune parmi les valérianes des Pyrénées. -

Mais il demeure encore un paramètre non évoqué : dans ces zones fortement accidentées, le printemps commence dans les pâturages autour des villages et descend dans la fraîcheur de la vallée étroite en même temps qu’il grimpe : l’inversion des températures est très nette dans les gorges, avec des gelées de longue durée et une végétation bien plus habituelle à des altitudes supérieures, les hêtraies par exemple. Au mois de mai, l’isophène du merisier rend ce phénomène très évident, les arbres vêtus de leurs fleurs blanches étant bien visibles, avançant vers le bas et vers le haut. Ainsi, ces microclimats et différences d’altitude en montagne constituent un terrain de rêve pour les botanistes, car le printemps dure bien plus longtemps que les trois mois standard. Tout commence avec les espèces de plaine début février (pulmonaires, hépatiques etc.) et termine au-dessus de 2600 m avec les espèces alpines au mois d’août (renoncule des glaciers, marguerite des alpes etc.). - Photo : Carabus lineatus chrysocarabus. -

Dimitri attrape, avec sa prestesse habituelle, un beau carabe bicolore, le Carabus lineatus chrysocarabus, qui est un animal intéressant à plus d'un titre. Il nous apprend que son imago (le dernier stade de transformation) a une durée de vie longue de 3 ans, exceptionnelle pour un insecte, et qu'il crache un liquide nauséabond pour se débarrasser de ses agresseurs. Ce carabe vit pratiquement du niveau de la mer jusqu'à 1500 m, et parfois au-delà. Il occupe les biotopes les plus divers, bois, bosquets, prairies, hêtraies, alpages..., y compris les bords ombragés des routes de campagne, comme aux alentours de Macaye et Mendionde, où il affectionne hiverner dans les talus ! Prédateurs de mollusques (limaces, escargots) et d’insectes (pucerons, larves de taupins…), les adultes sont carnivores à 80% et les larves à 90%. Il faut savoir que chez les carabes, larves comme adultes, la digestion est "extra-orale" c'est à dire hors de la bouche. Les tissus de la victime sont machouillés à l'aide des mandibules, puis imprégnés de sucs digestifs et d'anesthésiants toxiques afin de la tuer. Ils sont absorbés une fois liquéfiés. - Photo : La grande vesce. -

Les coléoptères du genre Carabus, à part quelques exceptions, ne volent pas et de ce fait, forment des populations qui se différencient volontiers sur des distances restreintes, surtout en montagne où leurs exigences biologiques peuvent les amener à s'isoler génétiquement des populations voisines. Dans ces conditions, ces insectes terrestres sont des témoins privilégiés de l'évolution, un ancêtre commun ayant contribué à l'existence actuelle de nombreuses espèces et sous-espèces dont le territoire est parfois très limité. - Photo : Céphalanthère à longue feuille (orchidée). -

Ce qui m'a semblé le plus intéressant dans les sources que j'ai consultées, c'est la mise en évidence de la tendance à l'hybridation des carabes, qui permet l'introgression des gènes d'une espèce dans une autre et génère ainsi toute une gamme d'espèces voisines. Un cas typique est celui de notre Carabus (Chrysocarabus) lineatus, qui s'hybride volontiers avec Carabus splendens dans le Pays Basque. Dans l'Ouest de la chaîne Cantabrique, on trouve Carabus lateralis. L'atténuation des côtes primaires (les lignes noires et en relief que l'on voit sur les élytres) est de plus en plus sensible d'Ouest en Est, au fur et à mesure que ce carabe entre dans le territoire de Carabus splendens, définissant ainsi le phénotype lineatus. Donc, en simplifiant (il y a des populations intermédiaires), la rencontre de lateralis venant de l'Ouest et de splendens venant de l'Est a donné une population polymorphe de lineatus. Ce phénomène d'introgression est susceptible d'exister dans tout le monde vivant (il a aussi été constaté chez des grenouilles et des poissons par exemple). Chez les hominiens, il n'y a par conséquent aucune raison que ce ne soit pas le cas et l'hybridation entre Homo sapiens et Homo neanderthalensis semble avoir eu lieu, au moins localement. Des preuves d'une telle hybridation se trouveraient parmi les squelettes entiers ou fragmentaires de Djebel Qafzeh en Palestine : ils présentent des types intermédiaires entre Néandertaliens et Hommes modernes. - Photo : Gorge d'Ehujarre. -

Note : Dans les mécanismes de spéciation, l'un d'entre eux est peu connu ou mal reconnu, c'est l'introgression des gènes d'une espèce dans une autre, par hybridation. Rappelons que le statut d'espèce est donné à un ensemble d'individus capables de se reproduire et de donner des descendants eux-mêmes fertiles. Cette condition est le plus souvent supposée. Deux espèces proches sont parfois capables d'engendrer une progéniture viable mais les produits de cette union, appelés hybrides, sont incapables de se reproduire entre eux. Par contre, ils peuvent éventuellement donner une descendance avec l'une ou l'autre des espèces parentes, et les individus obtenus ne sont pas forcément stériles. C'est ainsi que le patrimoine génétique d'une espèce peut entrer partiellement dans celui d'une autre, créant des particularités dans le phénotype de certains individus, ou à plus grande échelle dans toute une population. - Photo : Saxifrage hirsute. -

En ce qui concerne la question de l'hybridation entre espèces humaines sapiens-neandertal, l'auteur va même plus loin. "Dans les Pyrénées court la légende de Jean-de-l'Ours, dont toutes les versions sont bâties autour du noyau central suivant : un ours enlève une jeune fille, l'emporte dans sa caverne et la retient prisonnière en fermant la grotte par une lourde dalle. Il lui fait un fils, velu et fort comme un ours, d'où son nom, qui, en grandissant, devient capable de déplacer la dalle et s'enfuir ; il devient forgeron, et s'ensuivent alors nombre d'aventures. On retrouve ce thème de l'ours ravisseur de jeunes filles dans les ''fêtes de l'ours'' comme à Prats-de-Mollo, Arles-sur-Tech, ou Saint-Laurent-de-Cerdane dans les Pyrénées Orientales. Des fêtes de l'ours existent aussi en Ariège qui ressemblent aux ''chasses à l'homme sauvage'' des carnavals et charivaris médiévaux de l'Europe centrale.- Photo : Pavot jaune (détail). -

Au Pays Basque, tant français qu'espagnol, courent des légendes sur le Basa-Jaun, l'Homme Sauvage (ou plus exactement le Seigneur Sauvage) local, qui est couvert de poils, comme un ours, se nourrit d'herbes ou de gibier, ne quitte pas les montagnes et les forêts, est cruel, voleur, [ … ]. Il n'est pas sujet aux infirmités, il conserve toujours une force sans pareille, il est insensible aux intempéries des saisons, il marche jour et nuit... Qui plus est, il y a deux siècles tout au plus, des bûcherons de la forêt d'Iraty affirmaient avoir rencontré ses traces de pas, et d'autres l'avoir entendu, et le souvenir s'en perpétuait encore récemment lors de veillées au coin du feu. Un ingénieur de la Marine, Julien David Leroy, dans son ouvrage sur l'exploitation forestière dans les Pyrénées (1776), a fait mention de plusieurs histoires d'enfants ensauvagés, comme le célèbre Victor de l'Aveyron. - Photo : Lamier jaune. -

" Il n'y a pas deux ans [donc en 1774] que les pasteurs de la forêt d'Yraty, proche de Saint-Jean-de-Pied-de-Port, aperçurent souvent un homme sauvage qui habitoit les rochers de cette forêt. Cet homme étoit de grande taille, velu comme un ours, & alerte comme les hisards, d'une humeur gaie, avec l'apparence d'un caractère doux, puisqu'il ne faisoit de mal à rien. Souvent il visitoit les cabanes sans rien emporter ; il ne connaissoit ni le pain, ni le lait, ni les fromages ; son grand plaisir étoit de faire courir les brebis, & de les disperser en faisant de grands éclats de rire, mais sans jamais leur faire du mal. Les Pasteurs mettoient souvent leurs chiens après ; alors il s'enfuyoit comme un trait, & ne se laissoit jamais approcher de trop près. - Photo : Hêtraie. -

Une seule fois, il vint un matin à la porte d'une cabane d'ouvriers qui faisoient des avirons, & qu'une grande abondance de neige tombée pendant la nuit retenoit ; il se tint debout à la porte qu'il tenoit des deux mains, & regardoit les ouvriers en riant. Un de ces gens se glissa doucement pour tâcher de le saisir par une jambe ; plus il le voyoit approcher, & plus son rire redoubloit ; ensuite il s'échappa. On a jugé que cet homme pouvoit avoir trente ans ; comme cette forêt est d'une grande étendue, & communique à des bois immenses appartenant à l'Espagne, il y a à présumer que c'étoit quelque jeune enfant qui s'y étoit perdu, & qui avoit trouvé les moyens d'y subsister avec des herbes ". - Photo : Saxifrage hirsute. -

Dans toutes les régions où l'on signale des créatures humanoïdes et velues, on a tôt fait d'en faire de prétendus hybrides entre l'homme et le singe. Dans les Pyrénées, faute de singe, on a pris le substitut le plus 'plausible', à savoir l'ours. Ainsi s'expliquent les histoires d'hybridations homme/ours, ou plutôt ours/femme, pour rester conforme au mythe de l'Homme Sauvage. L'hybridation homme/ours est évidemment génétiquement impossible, mais s'agit-il réellement d'un ours ? L'habileté manuelle prêtée au rejeton de ces amours contre-nature évoque une main de primate, pas une patte d'ours ; s'agirait-il d'un souvenir confus d'une hybridation entre un type d'Homme primitif et une femme ? - Photo : Une magnifique limace noire luisante (Arion ater) examine le sol de ses yeux minuscules juchés à l'extrémité des tentacules rétractiles prolongeant sa tête. -

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Randonnée naturaliste guidée par Dimitri Marguerat
Ehujarre
19 mai 2011